Chapitre 11
Hémorragie massive et transfusion d’urgence
Contexte
En situation d’urgence, l’approche transfusionnelle varie considérablement selon le scénario clinique. L’évaluation, par le médecin-clinicien, de la vitesse du saignement, de la gravité du saignement (ou la quantité de sang perdu) et de la stabilité clinique du patient détermine la stratégie transfusionnelle à adopter.
Les patients hémodynamiquement stables qui ont un saignement léger ou modéré, un saignement chronique ou une perte de sang contenue peuvent généralement être traités de façon conventionnelle par la perfusion de cristalloïdes, afin de maintenir le volume sanguin intravasculaire, si nécessaire. Les décisions concernant les transfusions sanguines chez ces patients doivent être guidées par leur état clinique. Selon de nombreuses études, une stratégie limitant les transfusions de culots globulaires (seuil transfusionnel entre 70 et 80 g/l) est supérieure ou équivalente à une stratégie libérale (entre 90 et 100 g/l) chez les patients adultes1 et pédiatriques2 gravement malades, chez les patients souffrant d’une hémorragie gastrointestinale (GI)3, d’un traumatisme crânien4 ou d’un choc septique5 et chez les patients âgés ayant subi une chirurgie orthopédique6 ou cardiaque.7-9 Les patients hémodynamiquement stables qui n’ont pas de saignement et qui présentent les symptômes d’une oxygénation insuffisante doivent recevoir des globules rouges une unité à la fois et être réévalués au fur et à mesure.
Les patients hémodynamiquement instables qui perdent du sang rapidement exigent une approche complètement différente. La prise en charge d’une hémorragie massive, chez les patients grièvement blessés ou les patientes en obstétrique par exemple, a radicalement changé au cours des dix dernières années. Contrairement à ce que l’on croyait auparavant, il arrive souvent que les patients blessés souffrent déjà d’une coagulopathie grave au moment de leur arrivée à l’hôpital. Cette constatation a amené une réorientation des efforts et de la recherche clinique vers de nouvelles méthodes de prise en charge de ces patients. Utilisant un patient grièvement blessé comme étude de cas, le présent chapitre aborde les principes relatifs aux hémorragies massives et à la réanimation, y compris les situations particulières comme les hémorragies obstétriques, là où des données sont disponibles. Selon la documentation spécialisée sur les traumatismes, l’extension des pratiques dans ce domaine à d’autres patients hémorragiques en phase critique n’est pas toujours appropriée.10,11 Toutefois, la plupart des études et des expériences cliniques sont fondées sur des patients blessés, et de nombreux principes généraux en matière de transfusion d’urgence et de gestion des hémorragies s’appliquent.
La prise en charge réussie d’une hémorragie massive exige un effort coordonné et planifié qui met à contribution toute l’équipe de soins. Elle est idéalement guidée par un protocole propre à l’établissement de soins qui intègre tous les principes de base de la prise en charge des patients présentant une hémorragie rapide.
Mise en place d’un protocole institutionnel pour la prise en charge des hémorragies massives : le protocole d’hémorragie massive
Les protocoles d’hémorragie massive (PHM) sont des outils conçus pour accélérer la mise à disposition de composants sanguins selon les bonnes pratiques de prise en charge des patients présentant une hémorragie massive. Ces bonnes pratiques comprennent : la détermination précoce de la présence d’une hémorragie massive chez le patient, la mise à disposition rapide de composants sanguins (globules rouges, plaquettes, plasma) ou de produits sanguins (protéines plasmatiques et produits connexes), ou les deux, au chevet du patient, et une intervention coordonnée des ressources humaines visant à identifier et à maîtriser rapidement l’hémorragie.
Les termes « protocole d’hémorragie massive » et « protocole de transfusion massive » (PTM) sont tous deux utilisés dans la littérature. Dans le présent chapitre, le terme « protocole d’hémorragie massive » est privilégié, car il reflète mieux les objectifs qui vont au-delà de la transfusion de produits sanguins, incluant la maîtrise de l’hémorragie et d’autres interventions non transfusionnelles importantes.12
La mise en œuvre des protocoles de transfusion massive a été associée à de meilleurs résultats pour les patients, à une diminution globale de l’utilisation de produits sanguins et à des économies de coûts.13-17 En traumatologie, chaque minute de retard dans l’acheminement des composants et des produits sanguins au chevet du patient correspond à une augmentation de 5 % de la mortalité.18 Il est généralement admis que la mise en œuvre d’un protocole d’hémorragie massive améliore la prise en charge des patients présentant d’autres formes d’hémorragie grave, y compris les hémorragies post-partum, mais cela reste à démontrer de manière définitive dans la littérature.
Idéalement, l’élaboration d’un protocole d’hémorragie massive est un processus multidisciplinaire qui tient compte des pratiques locales, des stocks locaux, de la logistique, de la disponibilité des ressources humaines et des limites du système. Les cliniciens au chevet des patients (anesthésiologistes, traumatologues, urgentologues, obstétriciens, infirmières, etc.), les spécialistes en médecine transfusionnelle (hématologues, pathologistes, hématopathologistes, etc.), les représentants des banques de sang et des laboratoires et le personnel paramédical (p. ex. les porteurs, les spécialistes des communications) doivent tous faire partie du processus d’élaboration du protocole afin qu’il soit exécutable et parfaitement adapté à l’établissement de l’équipe. En revanche, un protocole spécifique peut ne pas convenir à tous les établissements. Un protocole d’hémorragie massive bien conçu met à contribution tous les membres de l’équipe clinique, encourage la communication dans un langage normalisé entre l’équipe clinique et l’équipe du laboratoire (ainsi qu’au sein de chacune de ces équipes) et uniformise les bonnes pratiques en transfusion. La mise en œuvre de protocoles clairs encadrant la gestion des produits sanguins, la réalisation des tests au chevet du patient et la prise de décisions relatives aux transfusions réduit la charge cognitive et permet aux médecins-praticiens de se concentrer sur d’autres aspects des soins aux patients.
Tous les hôpitaux disposant d’un service d’urgence, d’une salle d’opération ou d’un service d’obstétrique doivent avoir un protocole d’hémorragie massive. Un processus permettant de déclencher le protocole et d’y mettre fin doit aussi être en place. Dans le contexte d’un approvisionnement limité en sang ou d’une situation de code orange, les hôpitaux doivent communiquer rapidement avec le centre de transfusion. Les centres de soins tertiaires et quaternaires au sein d’une autorité sanitaire ou d’une province ont souvent un protocole d’hémorragie massive qui peut être modifié et adopté pour les petits établissements. Des conseils et des outils à jour et très pratiques, propres au Canada, pour l’élaboration de protocoles d’hémorragie massive sont accessibles sur le site Web du Réseau régional ontarien de coordination du sang (RRoCS). Enfin, les équipes de soins sont encouragées à faire un compte rendu chaque fois qu’un protocole d’hémorragie massive est activé, afin d’améliorer son exécution dans l’avenir. Le protocole d’hémorragie massive doit être revu régulièrement pour s’assurer qu’il continue d’intégrer les bonnes pratiques.
Détermination de la présence d’une hémorragie massive
Pour assurer le succès d’une réanimation, il est indispensable de reconnaître à un stade précoce une situation qui exigera une transfusion massive chez un patient. Il existe de nombreuses définitions de la transfusion massive, notamment le remplacement du volume sanguin total (ou plus) du patient ou la perfusion d’au moins dix culots globulaires en 24 heures, ou encore le remplacement de plus de 50 % du volume sanguin en quatre heures.19 Ces critères ne sont toutefois observés qu’en rétrospective, et ne sont pas très utiles lorsque l’on est confronté à un patient qui saigne. D’autres définitions sont peut-être plus utiles sur le plan clinique, comme le « seuil d’administration critique », défini comme la nécessité de transfuser trois culots globulaires ou plus en une heure.20
En outre, une évaluation objective du patient à l’aide d’un outil d’évaluation du risque validé est utile, étant donné que le jugement clinique seul ne présente qu’une faible sensibilité et spécificité (~65 %).21 Il existe de nombreux outils qui combinent l’évaluation clinique, les résultats des tests de laboratoire et l’échographie au chevet du patient [Focused Assessment with Sonography for Trauma (FAST)].22 Bien que les scores utilisant les trois éléments présentent la meilleure valeur prévisionnelle, la complexité de ces outils et le délai potentiel d’obtention des résultats de laboratoire limitent leur utilité dans la pratique. L’indice de choc (IS), calculé en divisant la fréquence cardiaque (FC) par la pression artérielle systolique (PAS), est recommandé pour évaluer le degré de choc hypovolémique.23 D’autres facteurs, comme le mécanisme de blessure et l’évaluation échographique, augmentent la sensibilité de la prévision. Des exemples d’outils validés servant à déterminer la nécessité de déclencher un protocole d’hémorragie massive sont montrés à la figure 1.
Figure 1 : Mesures objectives validées pour le déclenchement d’un protocole d’hémorragie massive
Coagulopathie associée au traumatisme (TIC)
Chez les patients grièvement blessés, l’exsanguination est la cause de décès la plus courante dans la première heure suivant l’arrivée à l’hôpital et représente 50 % des décès dans les 24 premières heures.24 Dans le passé, on supposait que les patients blessés développaient une coagulopathie pendant la procédure de réanimation à cause de la dilution, de la déplétion et du dysfonctionnement des facteurs de coagulation tandis qu’on leur administrait progressivement des cristalloïdes et qu’ils devenaient de plus en plus froids et acidémiques. Il est à présent bien établi qu’une proportion importante (25 à 40 %) de patients grièvement blessés présentent déjà une coagulopathie lorsqu’ils arrivent à l’hôpital et que celle-ci est associée à un risque accru de mortalité.25 La coagulopathie associée au traumatisme se caractérise par un dysfonctionnement endothélial, une dysfibrinogénémie, un dysfonctionnement plaquettaire et un déséquilibre des facteurs procoagulants et anticoagulants en faveur d’une anticoagulation systémique. Cet état est exacerbé par l’hypothermie, l’acidémie, l’administration de fluides hypocoagulables, l’hypoperfusion et le saignement continu qui contribue à une consommation additionnelle de facteurs de coagulation.26
Le fait de reconnaître que la coagulopathie traumatique apparaît à un stade très précoce a changé radicalement la manière d’aborder les patients grièvement blessés et, par le fait même, la prise en charge des hémorragies massives chez d’autres populations. Les tentatives pour corriger la coagulopathie associée à un traumatisme aigu ont conduit à l’élaboration et à la prolifération de protocoles d’hémorragie massive, à un intérêt accru pour la réanimation de sauvetage (damage control resuscitation) et à la pratique d’une stratégie de réanimation axée sur la proportion des produits sanguins privilégiant l’administration précoce de plasma, de plaquettes et de facteurs de coagulation procoagulants. La question de savoir s’il serait approprié d’appliquer les principes de réanimation traumatologique à des groupes de patients non blessés sera examinée plus loin dans le présent chapitre.
Réanimation de sauvetage (damage control resuscitation)
La prise en charge rapide du choc hémorragique selon les principes de la réanimation de sauvetage vise à enrayer ou à limiter la coagulopathie associée au traumatisme ainsi que les conséquences physiologiques associées aux interventions de réanimation.27,28 Elle s’applique uniquement aux patients les plus gravement blessés qui se rapprochent de l’épuisement physiologique. La réanimation de sauvetage est définie par quatre stratégies mises en œuvre de façon simultanée :
1. Maîtriser rapidement l’hémorragie en pratiquant une laparotomie écourtée ou chirurgie de sauvetage (damage control surgery) ou en utilisant la radiologie interventionnelle. Lorsque le risque d’un état de choc prolongé et d’une coagulopathie associée au traumatisme est élevé, limiter l’intervention chirurgicale et retarder la prise en charge définitive afin de rétablir l’hémostasie métabolique et de renverser la coagulopathie.
2. Éviter ou limiter de façon stricte l’utilisation de cristalloïdes. De façon traditionnelle, la réanimation d’un patient blessé commençait par l’administration de grands volumes de cristalloïdes et se poursuivait par la perfusion de six à dix unités de globules rouges avant que d’autres produits sanguins ne soient envisagés. La réanimation par grands volumes de cristalloïdes n’est plus recommandée, car elle favorise la coagulopathie et est associée à plusieurs effets secondaires délétères, dont l’œdème, l’acidose, l’ischémie-reperfusion et la défaillance multiviscérale.29,30 C’est pourquoi, selon les lignes directrices actuelles du programme Advanced Trauma Life Support® (ATLS®), la meilleure pratique consiste à limiter l’administration de cristalloïdes à un litre avant de passer aux produits sanguins.31
3. Limiter l’hémorragie. Le concept d’hypotension permissive, qui consiste à maintenir la pression artérielle du patient sous la normale (pression artérielle moyenne de 50 à 60 mmHg), est une stratégie préhospitalière utilisée pour limiter une hémorragie continue en l’absence de suspicion d’une lésion cérébrale. À l’hôpital, il est logique de viser une pression artérielle normale pour assurer une perfusion adéquate des organes critiques tels que le cerveau, le cœur et les reins. Cela est particulièrement important chez les patients atteints de lésions cérébrales ou de lésions à la moelle épinière, pour lesquels une pression artérielle moyenne plus élevée (≥ 80 mmHg) est recommandée.32
4. Appliquer un protocole d’hémorragie massive. Appliquer un protocole d’hémorragie massive qui prévoit l’acheminement rapide de composants et de produits sanguins au chevet du patient selon un ratio fixe prédéterminé. Les protocoles d’hémorragie massive modernes favorisent la perfusion de composants sanguins dans un ratio proche de la composition du sang total (c’est-à-dire une unité de plasma, une unité de plaquettes et une unité de globules rouges). Des études rétrospectives dans un contexte militaire ont montré une amélioration significative du taux de survie des soldats ayant subi un traumatisme grave lorsque ceux-ci recevaient du plasma et des plaquettes en plus de culots globulaires au début du processus de réanimation.33 L’essai Pragmatic Randomized Optimized Platelet and Plasma Ratios (PROPPR) est la plus récente étude prospective randomisée multicentrique visant à trancher la question des ratios de façon définitive en examinant un groupe de patients civils souffrant d’un traumatisme. L’essai n’a révélé aucun bénéfice quant à la survie globale associée à la stratégie de transfusion de composants sanguins selon un ratio de 1:1:1, comparativement à la stratégie utilisant un ratio de 1:1:2 (une unité de plasma et une unité de plaquettes pour deux unités de globules rouges). Un résultat secondaire a montré une diminution des saignements et de l’exsanguination dans les 24 premières heures.28
Pour le moment, le ratio optimal de composants et de produits sanguins est inconnu. Par contre, nous savons qu’une stratégie de réanimation précoce et énergique utilisant des composants sanguins plutôt que des cristalloïdes ainsi que l’administration rapide de composants sanguins autres que des globules rouges selon une approche relativement équilibrée peut limiter l’ampleur de la coagulopathie et le risque de mortalité qui y est associé. La réanimation de patients blessés moins gravement et, souvent, de patients sans traumatisme qui souffrent d’une hémorragie massive repose également sur ces principes. Toutefois, la prudence est de mise lorsque l’on applique les principes de réanimation d’un patient blessé à un patient non blessé, car les deux sont susceptibles de présenter des mécanismes de blessure différents et, par conséquent, une physiopathologie des lésions tissulaires et une coagulopathie différentes. Les quelques études disponibles en la matière laissent entendre que la stratégie transfusionnelle énergique utilisant le ratio 1:1:1 (ou près de 1:1:1) n’est pas nécessaire dans les cas d’hémorragies non traumatiques comme les hémorragies gastrointestinales (GI) ou les saignements périopératoires.34,35 Dans ces populations, une stratégie de réanimation énergique selon un ratio 1:1:1 n’est vraisemblablement pas nécessaire; certaines études l’associent même à des effets nocifs34,35 Pour chacun de ces scénarios, la stratégie de transfusion idéale n’est pas connue.
Pour réanimer un patient instable, ni blessé ni obstétrical, qui souffre d’une hémorragie, il est raisonnable de commencer par la transfusion de globules rouges. La décision d’administrer un complément de plasma, de plaquettes ou de fibrinogène dépendra davantage de l’évaluation précoce et fréquente des paramètres de coagulation, y compris la concentration de fibrinogène et la numération plaquettaire. La fréquence des mesures dépendra de la vitesse du saignement et de la disponibilité des ressources. Une fréquence d’une fois par heure est un point de départ raisonnable pour la plupart des patients qui saignent. Il est également nécessaire de vérifier soigneusement les antécédents médicaux du patient, afin de tenir compte de la présence de médicaments inhibiteurs de plaquettes ou d’autres anticoagulants.
La réanimation des patients qui saignent abondamment n’est pas facile. De nombreux facteurs contribuent à générer de la confusion et à rendre la situation complexe : facteurs liés aux patients, ressources humaines, disponibilité et partialité des médecins-praticiens, ressources des hôpitaux et des banques de sang et facteurs systémiques. L’élaboration et la mise en œuvre réussie d’un protocole de prise en charge des patients souffrant d’une hémorragie sont vraisemblablement l’une des meilleures stratégies à adopter pour avoir un impact important sur les résultats des patients.
Traitements complémentaires requis pour la prise en charge du patient qui saigne
Acide tranexamique
L’administration à un stade précoce d’acide tranexamique (TXA) aux patients grièvement blessés améliore les chances de survie de ces patients. La plus vaste étude examinant l’effet de l’acide tranexamique sur les patients blessés (CRASH-2) a révélé que l’administration de ce produit avait réduit la mortalité toutes causes confondues aussi bien que la mortalité liée à l’hémorragie. On a également observé une amélioration chez les patients susceptibles de faire une hémorragie, qui n’ont eu besoin d’aucune « transfusion massive » après avoir reçu ce produit. Des analyses supplémentaires de l’étude CRASH-2 ont révélé que l’effet bénéfique de l’acide tranexamique se manifestait lorsque lorsqu’il est administré dans les trois heures suivant la survenue de la blessure. S’appuyant sur ces résultats, la plupart des autorités sanitaires ont ajouté l’administration d’acide tranexamique à leur algorithme de soins préhospitaliers ou à un stade précoce de leur protocole de transfusion massive pour tous les patients blessés jugés à risque de faire une hémorragie.36,37
De plus, il a été démontré que l’acide tranexamique réduisait le nombre de décès dus à une hémorragie post-partum38 ainsi que les saignements dans le contexte d’une chirurgie cardiaque,39 d’une chirurgie orthopédique,40 d’une chirurgie de la colonne vertébrale;41 il améliore également les résultats dans les cas de traumatisme crânien léger à modéré.42
Apport complémentaire en fibrinogène
Le fibrinogène est d’une importance capitale pour l’hémostase. Chez les patients présentant une hémorragie massive causée par un trauma, les taux de fibrinogène chutent rapidement à des seuils critiques après la survenue de la blessure.43 De multiples études ont démontré qu’il y avait un risque accru d’hémorragie et de moins bons résultats chez les patients présentant un faible taux de fibrinogène dans les cas de trauma,44 de chirurgie cardiaque45, et d’hémorragie post-partum.46 Une appréciation contemporaine de l’importance de remplacer adéquatement le fibrinogène chez les patients souffrant d’hémorragie transparaît dans les changements récents apportés à de nombreuses lignes directrices, qui recommandent maintenant un taux de fibrinogène d’au moins 1,5 à 2 g/l dans le contexte d’une hémorragie,47,48 et un taux supérieur, encore indéfini, pour les hémorragies post-partum.49 Des données probantes indiquent que le remplacement précoce du fibrinogène améliore la survie des patients blessés50,51, et les essais cliniques randomisés (ECR) en cours aideront à définir l’importance de la supplémentation précoce en fibrinogène chez ce patients.52-55 Au Canada, le remplacement du fibrinogène doit être fait avec du concentré de fibrinogène ou du cryoprécipité. En 2019, un ECR multicentrique en chirurgie cardiaque a démontré l’efficacité et la sécurité équivalentes du concentré de fibrinogène et du cryoprécipité56. Les résultats de cet essai ont conduit à l’approbation par Santé Canada du concentré de fibrinogène pour la prise en charge de l’hypofibrinogénémie chez les patients souffrant d’hémorragie.
Bien que l’on puisse utiliser du cryoprécipité ou du concentré de fibrinogène comme traitement de remplacement du fibrinogène, le concentré a l’avantage d’avoir été soumis à une réduction des agents pathogènes et d’être offert en poudre lyophilisée; cela le rend plus facile à reconstituer et à administrer par rapport au cryoprécipité, lequel doit demeurer congelé jusqu’à son utilisation. Pour toutes ces raisons, le concentré de fibrinogène est de plus en plus utilisé au Canada pour traiter l’hypofibrinogénémie acquise (consulter le chapitre 2 – Les composants sanguins).
Il est primordial de mesurer le taux de fibrinogène chez les patients présentant une hémorragie massive et de remplacer rapidement le fibrinogène au besoin.
Capacité d’analyse de laboratoire
Idéalement, des tests de laboratoire de base sont effectués au moment de la présentation (FSC, RIN, PTT, fibrinogène, gazométrie artérielle ou veineuse, lactate, électrolytes et calcium ionisé) et au moins toutes les heures par la suite.12 Le but est d’aider à la prise de décision en matière de transfusion et de corriger les anomalies métaboliques au besoin. La capacité d’analyse et le délai d’exécution varient selon l’établissement.
Choix approprié des composants en cas de transfusion d’urgence
Selon l’évaluation clinique de l’urgence du besoin transfusionnel, le patient recevra des unités de globules rouges du groupe O non soumis à des épreuves de compatibilité croisée, des unités isogroupes ou des unités parfaitement compatibles. En toutes circonstances, un échantillon de sang du patient correctement identifié et étiqueté doit être prélevé et envoyé à la banque de sang avant la transfusion pour le typage et les épreuves de compatibilité (consulter le chapitre 8 – Épreuves prétransfusionnelles). Les risques potentiellement mortels de transfusion de sang ABO non compatible sont élevés dans les situations d’urgence impliquant des patients blessés. Une attention particulière doit être accordée à l’identification des patients dans ce contexte.
Des culots globulaires du groupe O qui n’ont pas fait l’objet d’épreuves de compatibilité croisée doivent être transfusés si le groupe sanguin du patient n’est pas connu et que la transfusion est urgente. Dans ce cas, des culots globulaires O+ peuvent être transfusés à un sujet masculin n’ayant jamais reçu de transfusion de sang Rh positif. Les unités O– doivent être réservées aux femmes en âge de procréer,57 aux enfants ainsi qu’aux patients chez qui on soupçonne ou on a diagnostiqué une allo-immunisation contre l’antigène D.58 On peut généralement obtenir du sang isogroupe non soumis à des épreuves de compatibilité croisée dans un délai de 15 minutes. En revanche, la réalisation d’épreuves de recherche d’anticorps et de compatibilité croisée prend souvent de 30 à 60 minutes. Dans une situation d’urgence qui débute par la transfusion de sang de type O, une transition vers un produit isogroupe doit se faire dès que le groupe sanguin du patient est connu et que la vérification ABO est terminée (au moyen d’une seconde épreuve de détermination du groupe sanguin du receveur; voir le paragraphe 10.6.1.3 de la norme CAN/CSA-Z902:20 sur le sang et les produits sanguins labiles de la CSA),59 sans égard au nombre d’unités du groupe O déjà transfusées au patient. Les médecins qui utilisent des produits sanguins dans leur pratique doivent connaître les politiques et les procédures appliquées par la banque de sang de leur établissement concernant la distribution de produits sanguins en situation d’urgence.
Risques et complications associés à la réanimation utilisant de grands volumes de composants et de produits sanguins
1. Hypothermie
Une transfusion massive peut facilement causer une hypothermie (température corporelle inférieure à 35 °C) importante sur le plan clinique. Une hypothermie entrave sérieusement l’action des plaquettes et de la coagulation sanguine, ainsi que le métabolisme du citrate. Elle peut aussi augmenter l’affinité de l’oxygène pour l’hémoglobine (ce qui diminue la quantité d’oxygène libérée dans les tissus) et réduire la fonction myocardique. Une gestion rigoureuse de la température corporelle est essentielle au succès d’une transfusion massive. On peut y arriver par divers moyens : réchauffer l’aire de réanimation ou la salle d’opération; infuser tous les produits au moyen d’un réchauffeur de sang approuvé; utiliser d’autres moyens externes pour réchauffer les patients. La température du patient doit être surveillée activement (de façon continue ou au moins une fois par heure). Lorsque des appareils de perfusion sous pression sont employés, il est impératif d’éviter la survenue d’une embolie gazeuse.
2. Anomalies de l’hémostase
Les patients qui ont un traumatisme ou des lésions tissulaires peuvent parfois souffrir d’une coagulopathie importante à leur arrivée à l’hôpital. Cette coagulopathie est accentuée par la réanimation utilisant des cristalloïdes et des amidons (p. ex. une solution d’amidon hydroxyéthylé). La réanimation par la transfusion massive de composants sanguins est plus favorable, mais la dilution des plaquettes et des facteurs de coagulation, en particulier, le fibrinogène, peut tout de même se produire. Dans les premières phases de la réanimation, lorsque le patient perd du sang rapidement, la transfusion doit être guidée par le protocole d’hémorragie massive de l’établissement, avec le remplacement des composants sanguins (culot globulaire, plasma et plaquettes) selon un rapport prédéterminé; la possibilité d’un apport complémentaire en fibrinogène (concentré de fibrinogène ou cryoprécipité) doit être envisagée sans attendre. Si le temps le permet, le médecin peut s’appuyer sur des analyses de laboratoire standards ou sur des tests mesurant la viscoélasticité du sang total (ROTEMMD ou TEGMD).
3. Hypocalcémie et toxicité du citrate
Pour empêcher le sang de coaguler, on ajoute du citrate de sodium aux composants sanguins au moment du prélèvement. Lors d’une transfusion, le citrate se lie au calcium et au magnésium circulant dans le sang. Dans le contexte d’une transfusion massive, la capacité de l’organisme à métaboliser le citrate peut être réduite, ce qui peut conduire à une intoxication par le citrate et à une hypocalcémie. Les effets possibles d’une hypocalcémie sont une hypotension artérielle, une coagulopathie, une réduction de la fonction ventriculaire et une augmentation de l’excitabilité neuromusculaire. La surveillance du taux de calcium et le remplacement du calcium sont essentiels et doivent faire partie du protocole d’hémorragie massive.
4. Hyperkaliémie
Durant l’entreposage des culots globulaires, une quantité de potassium se libère des globules rouges. La concentration de potassium dans une unité peut atteindre jusqu’à 80 mmol/l. Dans de rares cas, une hyperkaliémie peut entraîner une arythmie cardiaque, une dépression myocardique ou un arrêt cardiaque.
5. Surcharge liquidienne et surtransfusion
Les patients recevant une transfusion massive, particulièrement ceux qui ont une hémorragie active, sont vulnérables aux variations extrêmes du volume intravasculaire (passage d’une hypovolémie à une hypervolémie) et à la dépression myocardique. Il est possible que l’examen médical ne soit pas suffisant pour guider la prise en charge. Dans ce cas, il peut être nécessaire d’employer des méthodes de monitorage invasif (pression veineuse centrale, installation d’un cathéter dans l’artère pulmonaire, échocardiographie transœsophagienne).
6. Allo-immunisation et réaction hémolytique transfusionnelle retardée
Il existe un risque d’allo-immunisation, en particulier lorsqu’on utilise du sang dont la compatibilité croisée n’a pas été vérifiée. L’allo-immunisation, c’est-à-dire le développement d’anticorps anti-érythrocytaires en réponse à des antigènes étrangers, met les femmes en âge de procréer à risque pour la maladie hémolytique du fœtus et du nouveau-né, augmente la difficulté de trouver du sang compatible pour le patient dans l’avenir, accroît le risque de réaction transfusionnelle et rend plus difficile le jumelage du patient avec un donneur pour une transplantation d’organe. Le taux de séroconversion peut atteindre 50 % chez les patientes RhD- blessées en âge de procréer qui reçoivent du sang O+ en urgence.60,61 Bien que la probabilité de conséquences cliniques de la séroconversion chez les hommes et chez les femmes ayant dépassé l’âge de procréer soit faible, cela met en évidence la nécessité de fournir du sang O- aux femmes de 45 ans et moins dans les situations d’urgence. De la même façon, le sang Kell- est maintenant utilisé au Canada pour les femmes susceptibles de tomber enceintes et cette pratique doit être maintenue dans les situations de trauma.62
Par ailleurs, il existe un risque de réaction hémolytique transfusionnelle retardée (RHTD) dans le contexte de la transfusion de sang non soumis aux épreuves de compatibilité croisée à un patient présentant des alloanticorps antiérythrocytaires non identifiés. La prévalence d’alloanticorps chez les patients qui se présentent à l’hôpital est de 1 à 3 %, et la présence d’anticorps cliniquement significatifs est d’environ 1 %. Par ailleurs, l’incidence des anticorps est supérieure chez les femmes multipares et augmente avec l’âge.63 Néanmoins, le risque de réactions hémolytiques transfusionnelles retardées importantes sur le plan clinique dans une série de patients transfusés en traumatologie est très faible, soit de l’ordre de 0,02 %.64,65
Pratiques et produits émergents
L’incohérence de la réanimation s’appuyant sur un protocole en cas d’hémorragies massives demeure présente, car il est difficile d’étudier de manière concluante les bonnes pratiques fondées sur des données probantes. L’absence de consensus est le reflet de la tension qui existe entre la nécessité d’un traitement énergique chez les patients gravement malades, la garantie que le traitement réduira au minimum les dommages et l’équilibre entre la logistique de l’approvisionnement en sang et les ressources humaines. Un certain nombre de pratiques commencent à prendre de l’importance, bien qu’elles ne reflètent pas nécessairement la norme de soins au Canada et dans d’autres pays.
Transfusion préhospitalière
Dans la prestation de protocoles d’hémorragie massive, seulement quelques minutes de retard peuvent entraîner une augmentation de la mortalité.18 Dans ce contexte, les programmes de réanimation préhospitalière utilisant des composants sanguins, des protéines plasmatiques et des produits connexes ont commencé à émerger, et les manœuvres sont généralement effectuées lors d’un transport aérien. La création de tels programmes représente des défis importants, car ceux-ci doivent garantir le respect des normes de sécurité et d’accréditation de la médecine transfusionnelle, réduire le gaspillage au minimum et permettre le maintien des compétences du personnel. Bien que la grande majorité des programmes de transfusion préhospitalière utilisent des globules rouges66 et de l’acide tranexamique, les seuls essais cliniques randomisés (ECR) évaluant la transfusion préhospitalière ont porté sur la transfusion de plasma.67,68 Et malgré des données probantes conflictuelles, il en ressort que les facteurs pouvant conduire à des résultats favorables pour les patients comprennent des délais plus courts entre la survenue de la blessure et l’arrivée à l’hôpital,69 la co-administration de globules rouges et de plasma,70 et le fait qu’ils présentent un traumatisme contondant.71 Avant tout, un transport rapide vers un centre qui peut fournir des soins appropriés est primordial.
Options de substitution au plasma AB
La transfusion de plasma du groupe AB a augmenté au même titre que l’utilisation globale de plasma, car il est souvent demandé dans le cadre de protocoles d’hémorragie massive. Malheureusement, les donneurs de plasma du groupe AB ne représentent que 4 % de l’ensemble des donneurs de sang. Parmi les options de substitution au plasma AB, on constate deux pratiques émergentes : 1) l’administration de concentrés de facteurs de coagulation, par exemple une combinaison de concentré de complexe prothrombique (CCP, 2 000 UI) et de concentré de fibrinogène (CF, 4 grammes), une pratique qui pourrait être mise en œuvre en région éloignée12,51; 2) la transfusion de plasma du groupe A en situation d’urgence, lorsque le groupe sanguin du patient est inconnu. L’utilisation du plasma de groupe A est une norme dans de nombreux centres de traumatologie aux États-Unis, et deux grandes études rétrospectives confirment que cette pratique est sûre.72,73
Sang total et autres options de substitution
Les composants et produits sanguins qui étaient utilisés dans les premières années de la pratique transfusionnelle, y compris le plasma lyophilisé, les plaquettes entreposées au froid et le sang total de groupe O faiblement titré (STOFT) entreposé au froid, sont utilisés à nouveau et de plus en plus chez les patients qui présentent des saignements. Le STOFT peut avoir des avantages par rapport à l’utilisation de composants conventionnels en raison de la présence d’une quantité moindre de liquide non physiologique, d’une meilleure logistique et d’une amélioration présumée du traitement de la coagulopathie. Le traitement du STOFT et la mise en œuvre de cette stratégie dans un contexte de réanimation manquent de normalisation et, au moment de la rédaction de ce chapitre, ce produit n’était ni homologué ni disponible au Canada. Des données probantes de grande qualité sont en train d’émerger74 et les données rétrospectives sont prometteuses.
Autres ressources
Le site Web Treat the Bleed
Élaboré par les principaux experts canadiens en médecine transfusionnelle, Treat the Bleed est un site Web qui facilite la prise de décisions cliniques dans la gestion des hémorragies.
Balado : The 7 Ts of Massive Hemorrhage Protocols
Helman, A. Callum, J. Haas, B. Petrosoniak, A. The 7 Ts of Massive Hemorrhage Protocols. Emergency Medicine Cases. Février 2021. Disponible au https://emergencymedicinecases.com/7-ts-massive-hemorrhage-protocols. Consulté le 17 août 2021.
Crédits de développement professionnel continu
Les associés et les professionnels de la santé qui participent au Programme de maintien du certificat du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada peuvent demander que la lecture du Guide de la pratique transfusionnelle soit reconnue comme activité de développement professionnel continu au titre de la section 2 – Activités d’auto-apprentissage. La lecture d’un chapitre donne droit à deux crédits.
Les technologistes médicaux qui participent au Programme d’enrichissement professionnel (PEP) de la Société canadienne de science de laboratoire médical peuvent demander que la lecture du Guide de la pratique transfusionnelle soit reconnue en tant qu’activité non vérifiée.
Citation
Trudeau JD, Dawe P, Shih AW, « Chapitre 11 : Hémorragie massive et transfusion d’urgence » dans Clarke G, Chargé S (dir.). Guide de la pratique transfusionnelle, Ottawa, Société canadienne du sang. 2021 [cité le AAAA MM JJ]. Disponible sur le Web à developpementprofessionnel.sang.ca
Remerciements
Les auteurs remercient Jacqueline Trudeau, M.D., Ph. D., FRCPC, qui a rédigé la version précédente de ce chapitre, ainsi que Susan White, technologue de laboratoire médical, et Yulia Lin, M.D., FRCPC, qui en ont révisé la version actuelle.
Si vous avez des questions ou des suggestions d’amélioration concernant le Guide de la pratique transfusionnelle, veuillez communiquer avec nous par l’entremise de notre formulaire.
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